[EGREGORE] Partie II, chapitre 25

25.
La houle s’agitait. Les vagues étaient hautes. Dorn souriait à pleines dents. Cela
faisait un moment qu’elle attendait de pouvoir naviguer le fleuve par ce temps. Lors
de son dernier essai, la première bourrasque avait crevé ses voiles, et son cordage
avait lâché. Elle n’avait même pas pu quitter le port.
Mais aujourd’hui, elle avait consolidé ses voiles et testait un nouveau cordage. Elle
avait expérimenté plusieurs types de nœuds et, en dépit de ce que racontaient les
indolents qui vivent à l’auberge à l’année, elle avait découvert qu’il y avait de bien
meilleures façons d’arrimer les cordages d’un bateau et par conséquent d’en
améliorer l’intégrité. Les marins du port ne juraient que par les arrimages
traditionnels. Mais ce n’est pas parce qu’une habitude est âgée qu’elle est bonne.
Les traditions se remettent en question aussi bien que le reste.
Tous la traitaient de folle de braver ainsi les éléments, principalement parce qu’ils
avaient peur de la nouveauté. Mais Dorn savait qu’il y avait plus à apprendre et à
comprendre en prenant les chemins de traverse qu’en suivant les routes mille fois
empruntées par les esprits paresseux. Et ce en dépit des risques. Si tous la prenaient
pour une déséquilibrée, le sentiment était réciproque. Pour elle, tous manquaient de
but. De sens. Ils faisaient ce qu’ils faisaient par automatisme, sans jamais se
remettre en question, ce qui l’irritait au plus haut point. Pour elle, c’était cela la vraie folie : refaire inlassablement la même chose. Se priver d’évoluer.
Mais Ewald semblait différent. Certes, il était discret. Prudent. Il ne faisait pas de
vague. Et jusqu’à présent, Dorn l’avait rangé dans le même sac que ses méprisants
collègues, quoi que moins brut. Et moins sociable. C’est pourquoi elle était plutôt
agréablement surprise de le voir à son bord. Ewald était un incrédule, et Dorn le
savait. Pour elle, ce bon herboriste tranquille ne faisait que des choix calculés,
soupesés, pondérés. Ce n’était pas dans sa nature, pensait-elle, de le voir agir sur un
coup de tête. Ewald n’était pas intuitif. Or, lorsqu’il s’agissait d’affronter la nature,
il était nécessaire d’avoir un minimum de pratique et d’intuition. Dorn en avait fait
plusieurs fois l’expérience.
C’est pourquoi la présence d’Ewald lui plaisait. Il avait soudainement fait un choix
décisif rapidement. Cela sortait du portrait que Dorn s’était faite de lui et le rendait
tout à coup beaucoup plus intéressant.
Intuitive, Dorn l’était. Et aujourd’hui, son intuition lui disait qu’elle allait
apprendre beaucoup de chose sur son bateau. Elle s’en réjouissait rien qu’à l’idée car
c’est tout ce que Dorn aimait dans la vie : apprendre.