32.
« Je crois que la tempête reprend de la vigueur. Mais rassurez-vous, nous devrions
bientôt atteindre le port. »
Je rejoignis Dorn à la barre. « Merci. Vous me permettez d’échapper pour un temps
à de bien mauvaises personnes. »
« J’avais le sentiment que je pourrais vous être utile », me dit-elle en souriant.
Je la regardai naviguer un moment. Elle était très à l’aise et sereine.
« Naviguer par mauvais temps, c’est quelque chose chose que vous faites souvent ? » demandai-je un peu naïvement. Elle me répondit dans le plus grand des calmes.
« Pas du tout. J’attendais l’opportunité. »
Dorn rit en voyant mes yeux s’agrandir sous l’effet de la surprise. Ewald s’était bien
gardé de mentionner ce détail, tout à l’heure.
« Ça ne me parait pas très prudent », marmonnai-je à voix un peu trop haute.
« Vous avez peur, messire Cantor ? » Je réfléchis quelques secondes.
« Non. »
« Et vous savez pourquoi ? »
Je ne m’étais pas posé la question. Pourtant, toutes les conditions étaient réunies
pour faire paniquer n’importe qui. Je lui répondis que je n’en avais pas la moindre
idée.
« C’est parce que vous avez confiance. Et vous avez confiance parce que c’est le
sentiment que je vous inspire. »
Je la trouvai soudainement trop sûre d’elle. En temps normal, j’aurais jugé
n’importe qui parlant ainsi comme étant prétentieux. Mais en y réfléchissant, il n’y
avait pas la moindre particule d’orgueil dans sa voix. En fait, elle exposait cela de
manière factuelle, comme on aurait parlé de la pluie et du beau temps. Je préférai
ne rien dire et la laisser développer.
« Les gens qui ont beaucoup pratiqué une discipline inspirent naturellement
confiance à ceux qui les regardent pratiquer. J’ai appris cela du vieil homme qui m’a
emmenée sur l’eau la première fois quand j’étais enfant. Je l’ai vu pourfendre les
vagues, avec une telle aisance ! On aurait dit que lui et la mer étaient de vieux amis.
Lorsqu’il tenait la barre, c’était comme si les vagues se prosternaient sur son
passage. »
« C’est lui qui vous a appris à naviguer ? »
« Non, malheureusement. J’étais enfant. Mes parents ont quitté la région et je ne l’ai
jamais revu. Mais en décidant de devenir capitaine, j’ai appris une leçon très
importante, qui est que pour acquérir cette confiance et apprendre, il faut parfois
sacrifier la prudence et prendre des risques, même calculés. »
L’argument se tenait, me dis-je.
« C’est ce que j’appelle de la sagesse. J’ai compris très tard que ce vieil homme était
sage, justement parce qu’il avait été fou. Pour moi, la sagesse, c’est le résultat des
risques auxquels on a survécu. J’ai fait de cette pensée mon mantra. »
Elle me surprit pour la deuxième fois avec cette phrase.
« On peut aussi appeler ça l’expérience ». Elle me jeta un regard plein de malice.
« Capitaine, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous êtes originale », dis-je, ne
sachant comment réagir.
« Tant mieux. Ceux qui font avancer le monde, ce ne sont pas les moutons qui
suivent. Ce sont les originaux qui explorent. »
Elle resta silencieuse un court instant, puis finit par me demander : « Et vous,
messire Cantor ? En quoi êtes-vous bon ? »
Bonne question.
« J’ai été barde. Mais je ne sais pas si je suis encore bon, comme vous dites ».