110.
Je réapparus dans les champs, la maison de Radomìr et Merunka au loin devant
moi. Là où toute cette histoire avait commencé.
C’était le petit matin. Tous deux étaient déjà actifs, prêts dans quelques instants à
nourrir la basse-cour, rassembler les récoltes et préparer les produits du marché.
« Alors ? Qui habite ici ? »
Hasel me surprit. Encore et toujours de cette même espièglerie imprévisible qui
faisait son charme.
« Comment… non, attends. Tu as suivi mes indications, toi aussi, n’est-ce pas ? »
« Oui. Et j’ai choisi comme destination de rester avec toi » me dit-elle en souriant.
« Alors qui habite ici ? »
« Merunka », lui répondis-je. « Et son père. »
« Et pourquoi as-tu choisi de revenir ici ? »
« Ils vivent une vie simple, sans complication… je crois que je voulais en garder un
souvenir. »
« Ah bon ? Pourquoi ? »
« Au cas où ça ne m’arrive jamais. »
Elle sembla concernée. « Comment peux-tu penser ça ? »
« Hasel. Comment te le dire… je ne peux pas m’installer avec toi. Et tu ne peux pas
m’accompagner. J’ai pris un chemin et j’ignore ce qu’il y a au bout, mais je dois le
suivre. Et je me sens fébrile à l’idée de perdre une famille pour la seconde fois dans
cette vie. »
Je baissai la tête. Hasel vint se placer en face de moi, et me caressa le bras.
« Je suis désolée », me dit-elle, « mais ça va être douloureux. »
Avant que je puisse réagir, Hasel prit son élan et m’asséna une gifle foudroyante,
tant par sa force que par sa surprise. Plus douloureuse, en fait, que celle qu’elle
m’avait administrée lors de notre première rencontre.
Et elle souriait, la bougresse !
« Toutes ces vies passées pour finir par te faire bénir par un dieu… et il faut quand
même que quelqu’un te sorte de ta tête. »
« Qu’est-ce que… »
« Vous savez quel est votre problème, messire Cantor ? » me demanda-t-elle en
singeant mon attitude. Elle ne me laissa pas le temps de répondre.
« C’est l’égocentrisme. » C’était un peu fort pour moi.
« C’est faux ! » protestai-je. « Je ne jamais considéré avoir plus de valeur que
quiconque ! » Elle me répondit.
« Tu n’écoutes pas. Je ne te parle pas d’orgueil. Non de ça, tu es dénué. » Je ne dis
rien.
« C’est d’ailleurs ce qui fait ton charme », continua-t-elle. « Non, je te parle
d’égocentrisme, ce n’est pas pareil. »
Je ressentais l’envie de tourner les talons et de la laisser là. Je la sentais sur le point
de me faire la leçon sur quelque chose qui n’allait pas me plaire. Néanmoins, je ne
fis rien, je ne bougeai pas d’un cil. Ma curiosité, alimentée même en cet instant par
son indéniable charme, prenait le dessus sur mon égo en danger.
« Je vis seule dans les bois en vendant mes thés et mes herbes aux villes et villages
alentours. Je suis tranquille. Je suis bien. Et tu t’imagines que par la seule magie de
ta présence, j’aurais envie d’abandonner cette indépendance pour toi ? » Je ne sus
que dire.
« A quel moment t’ai-je laissé croire que je voulais te suivre ? Ou même que je
voulais que tu t’installes chez moi ? »
Je n’avais pas réalisé. Je me sentis confus.
« Sors de ta tête. Essaie de savoir ce que les gens veulent. Et ne présume jamais »,
m’intima-t-elle avec douceur. « Et par les dieux, arrête de te prendre au sérieux
comme ça ! » Je ris.
« Plus tard, si quelqu’un me demande comment j’ai appris à sortir de ma tête, je dirai
que la tendresse m’a frappé en pleine face », lui répondis-je. Cela la fit rire à son
tour.
« Si messire Cantor l’élu des dieux veut bien ramener la tendresse chez elle. »
« Avec plaisir, madame. »
Je lui tendis mes mains ouvertes. Elle plongea son regard dans le mien.
J’inspirai. J’ajustai. J’expirai.
Et nous disparûmes dans un courant d’air.